"Xavier, arrête de porter ceux qui restent des boulets …"
Voilà le cruel dilemme devant lequel je me trouve. Aujourd'hui, cela fait 16 ans que je suis prêtre.
Ces derniers mois, ma vie de prêtre a été bousculée et illuminée par quelques rencontres qui m’ont contraint à mettre en œuvre concrètement la charité que j’annonce, au nom de l’Evangile : accueillir chez moi un frère blessé, accompagner celui qui est abîmé, consoler celui que la vie a écrasé et même jusqu'à aider matériellement celui qui était en peine… Les vies mutilées, les parcours de vie torturés sont nombreux, et le chrétien ne peut pas passer devant ces pauvres, anonymes et souvent invisibles, sans s’arrêter.
Pour ma part, je ne voudrais pas rester indifférent, je ne peux pas ! Je me sens parfois prêt à donner jusqu’à ma chemise, pour que l’autre grandisse et retrouve sens à sa vie. Je peux faire des kilomètres, me plier en quatre, me priver personnellement pour donner et partager. Je pourrais chercher l’Impossible afin de rendre la vie de l’autre moins douloureuse, et lui montrer des chemins d'espérance.
Pour eux, je me suis arrêté : j’ai pris du temps ; de l’énergie ; j’ai consacré de l’argent pour soutenir et aider ces gars à se reconstruire ou à réaliser ses projets. Certains n’avaient pas besoin d’argent, juste d’une oreille bienveillante et miséricordieuse pour leur révéler la grandeur de leur vie. Besoin d’amitié ou d’affection pour qu’ils se sentent un peu humains… Je n’ai pas tout réussi, mais je n’ai pas tout raté sans doute non plus. Des choses ont changé, des chemins se sont ouverts, des histoires ont ressuscité ! D’autres, par contre, m’ont terrassé, anéanti, parce que le passé ou le présent redevient séduisant, et que lutter pour l’autre sans l’autre devient impossible.
J’ai continué à porter, à soutenir et à accompagner, j’ai pardonné les erreurs les déceptions et jusqu’aux trahisons, jusqu’à la limite de mes forces. Et j’ai alors compris que aider et aimer, à la manière du Christ, ce n’est pas compatible avec l’absence de bonne volonté, dans la vérité et l’honnêteté, avec le désir minimal de celui qui veut en bénéficier. Certes, je ne sais pas ce que recèle le cœur de l’autre. Mais tendre l’autre joue, malgré la parole de Jésus qui nous y a invités, sans le mettre en pratique au jour de son procès, n’est possible que dans l’humilité réciproque.
L’humilité qui rencontre l’orgueil ne peut pas être évangélique. L’humilité piétinée par l’orgueil du destinataire n’est pas chemin de foi, parce que la bonté ne peut pas être accueillie comme un dû. Etre bon et être pris pour un con n'a jamais été chemin de vie chrétienne ! je veux bien accepter de me remettre en cause, mais chacun a besoin de le faire !
Rompre des liens avec ceux que j'ai porté et soutenu, mettre fin, au moins provisoirement aux relations diplomatiques devenues toxiques, malgré ce vécu si cher qui m'a émerveillé, prendre du recul, et laisser à l’autre la possibilité de changer, de réfléchir et de faire sa route sans mon aide. Voilà mon désarroi, voilà le chemin qu’il me faut pourtant prendre résolument. Je ne peux pas aider sans être reconnu, sans exister moi-même. Pas besoin de reconnaissance préalable, mais juste un soupçon de gratitude qui me donnera foi en l’avenir de l’Homme et qui confirmera au moins que ce que j’ai donné a bien été reçu, n’a pas été jeté à la poubelle. Donner sa vie pour qu'elle soit piétinée, je préfère le martyre parce qu'il sera un témoignage plus utile ! L'Évangile, c’est cela, aimer gratuitement pour faire naître dans ce monde le Dieu qui donne Vie !