Je vais en visite régulièrement à la maison de retraite de mon village. J'y suis allée le samedi de Pâques et j'ai rencontré Germaine, qui était assise dans le hall. Elle attendait son fils, avec
impatience. Le lendemain, il devait venir la chercher pour passer la journée en famille.
Je lui ai dit que j'aimais bien les fêtes de Pâques. Elle m'a dit qu'elle aussi mais qu'à chaque fête, elle avait une pensée pour son mari et pour sa fille morts, tous deux, d'un cancer et pour
une autre de ses filles décédée à l'âge de six mois. Je lui ai dit, alors, que Pâques c'était la victoire le la vie sur la mort et que les chrétiens du monde entier fêtaient la résurrection du
Christ. Elle m'a regardé intensément et m'a demandé si je croyais en Dieu. Je lui ai répondu que oui. Je lui ai posé la même question. Elle m'a répondu : "Non. S'il
y avait eu un Bon Dieu, il ne m'aurait pas enlevé ni mon mari, ni ma fille, ni mon bébé de six mois ! Qu'est-ce qu'Il fait là-haut ?" m'a-t-elle demandé d'un ton irrité. Et elle se
mit à me parler de son père qui l'avait abandonné alors qu'elle n'était qu'une petite fille, de la mort de sa mère alors qu'elle n'avait que treize ans, de son placement en famille d'accueil, des
religieuses chez lesquelles elle avait été.
"Le Bon Dieu, continua Germaine, Il fait toujours pleuvoir sur les pauvres, jamais sur les riches ! Pourquoi les religieuses donnaient de l'instruction aux orphelines des riches, et moi, parce que je venais d'une famille pauvre, je n'étais bonne qu'à nettoyer les parquets ! Je n'avais pas droit à être instruite ?"
Je sentais en elle une grande colère, de la révolte, mais aussi beaucoup de peine. Je lui ai dit que le Bon Dieu n'était pas responsable de tous ses malheurs, ni de ceux du monde entier,
d'ailleurs ! Et en même temps, je comprenais que lorsqu'on est dans l'épreuve ou que lorsqu'on perd un être cher, encore plus un enfant, on se pose des tas de questions, on se croit abandonné de
Dieu et on a plus envied'avancer et de lutter.
J'ai demandé à Germaine si elle croyait en quelque chose après la vie. Elle m'a répondu :
"Peut-être ! Mais croyez-moi, le Bon Dieu, je lui ai dit ce que j'avais sur le cœur et même méchamment ! Enfin... S'il existe ! » a-t-elle ajouté.
Je me souviens, que pendant le Carême, j'ai lu un extrait de texte de Michel Lecomte qui m'a beaucoup touché : "on a le droit d'être en colère contre Dieu, de lui
exprimer notre souffrance, notre violence, notre méchanceté, mais aussi notre bonté. Dieu c'est comme un conjoint. Il s'agit de lui dire ses désirs, car plus un homme ou une femme crie, plus il
ou elle devient responsable de ce qu'il ou qu'elle demande".
J'aurai pu lui dire cet extrait de texte si je l'avais eu sur la main, j'aurai pu lui dire aussi, que Jésus était la
Résurrection et la Vie. J'aurai pu lui lire aussi ces belles paroles, d'après l'Evangile de saint Jean :
« Je suis le pain de vie, qui vient à moi n'aura jamais soif » (Jn. 6, 35)
"Je suis la lumière du monde, qui me suit aura la lumière de vie" (toujours d'après saint Jean),
Oui, mais voilà, j'ai préféré mieux me taire ! Je ne me suis pas sentie le droit de lui dire ses belles paroles, qui sont pourtant des paroles de consolation, d'espérance et de vie. Peut-être que
je n'ai rien dit, par pudeur, ou par peur de témoigner de ma foi, ou par manque de confiance en moi ou de conviction religieuse, mais je crois surtout, que cela aurait été prétentieux de lui dire
tous ces mots, même s'ils sont beaux, elle qui a été blessée au plus profond d'elle-même, dans sa chair et dans son cœur de mère.
J'aurai pu lui parler de la résurrection de Lazare. Elle aurait peut-être été bouleversée ou elle aurait pu penser que je me moquais d'elle.
J'aurai pu lui dire encore, d'après l'Evangile de saint Jean, chapitre II : "Je suis la Résurrection. Qui croit en moi, fut-il mort, vivra, et qui vit et croit en
moi ne mourra jamais".
Là encore, je ne me suis pas donnée le droit de lui dire ces paroles de vie. Je lui ai parlé de Marie, la mère de Jésus, qui elle aussi, avait perdu son
fils. Elle l'avait vu cloué sur la croix, souffrir et mourir. "Elle aussi à souffert, lui ai-je dit. Il n'y a rien de pire pour une mère que de perdre son enfant. Mais je crois qu'elle a gardé l'espérance dans son cœur, malgré sa peine, en vue de la
résurrection".
Germaine m'a regardé et m'a dit :
« Il y a peut-être quelque chose après, après tout ! » Elle semblait calme tout à coup. Peut-être que
l'espérance était rentrée dans son cœur, à elle aussi !
"J'y crois un petit peu au Bon Dieu !" a-t-elle alors ajouté, avant de me quitter pour rejoindre son fils qui venait d'arriver.