Je devais avoir quatre ans. Nous habitions alors à Carmaux. Chaque jour, après le repas de midi, Maman me conduisait en promenade, et la plupart du temps, nous nous arrêtions à l’église Sainte-Cécile toute proche. Nous poussions le lourd battant barré de ferrures impressionnantes. Pour un enfant de quatre ans, gravir les marches conduisant à ce portail, c’était comme se présenter devant le château de la Belle au bois dormant. A l’intérieur, il y avait – il y a toujours- une seconde porte avec des baies fermées par un verre opaque. Là, mon cœur commençait à battre. On ouvrait cette porte et l’on entrait dans un monde mystérieux d’ombre et de silence où seules, du haut de leurs piliers, les statues des Saints aux vêtements chatoyants paraissaient remarquer notre présence. Maman ne disait pas un mot, mais, cérémonieusement, elle m’ôtait la casquette ou le bonnet que je portais selon la saison. Puis, sans rompre ce profond silence, elle me prenait par la main et nous commencions à déambuler, allant d’un pilier à un autre pilier, comme entre les grands arbres d’une forêt. Au pied de chacun, levant la tête, je scrutais ces figures énigmatiques, comme suspendues entre ciel et terre. Leur regard, à la fois doux et pénétrant posé sur moi semblait vouloir me délivrer un message que je ne comprenais pas, mais qui me fascinait. Je m’arrêtais, et demeurais là, immobile. Plus tard, j’ai appris leur nom : c’étaient Marie, Joseph, Antoine de Padoue, Jeanne d' Arc, Bernadette. A chaque pilier, Maman attendait patiemment, sans rien dire, que s’achève ce colloque silencieux entre son petit garçon et ces personnages comme venus d’un autre monde. Puis ma contemplation achevée, nous allions plus loin, au pilier suivant et là, tout recommençait.
Maman ne m’a jamais parlé de Dieu, elle n’avait pas les mots pour cela. Elle m’a simplement pris par la main, et a commencé pour moi un pèlerinage qui dure encore. Je n’ai reçu d’elle ni prière, ni geste de piété, si ce n’est celui – unique et donc essentiel- de me découvrir la tête ; elle me dévoilait ainsi - comme en écartant un rideau- un au- delà de moi et gravait dans mon âme d’enfant la conscience que je n’étais pas ma propre limite. Non, ce n’était pas à un caprice de gosse qu’elle cédait lorsqu'elle calquait ses propres pas sur mon désir exprimé par mes petites jambes ; bien plutôt, elle obéissait au rythme de mon cœur profond dont elle respectait le secret, et que, par son silence, elle m’apprenait à entendre.
Graham Greene écrit quelque part : « Il y a toujours, dans notre enfance, un moment où la porte s’ouvre et laisse entrer l’avenir ».Pour moi, ce fut littéralement lorsque nous franchissions le seuil de l’église Sainte-Cécile. Tout ce que j'ai pu vivre d' essentiel par la suite, en particulier en cette église de Rosières qui nous rassemble et où, d' ailleurs, Maman m' avait présenté au baptême , toutes les heures riches et inoubliables vécues ici et pour lesquelles je remercie ceux qui, parmi nous, en ont été les témoins et les acteurs, puis au- delà de ces murs, mes choix ultérieurs, mes orientations de vie, et jusqu'à mes engagements actuels, tout cela trouve sa source dans cette expérience ineffable de mes quatre ans. Elle est devenue comme un fil conducteur qui, malgré bien des crises, ne s’est jamais rompu, jusqu'à cette heure.
Témoignage d’un fils lu lors des obsèques de sa maman